L’influence de la langue arabe sur le français

Chaque année, l’Académie française introduit de nouveaux mots dans le dictionnaire, dont certains nous viennent au-delà de nos frontières. L’ajout de ces mots n’est pas anodin, il raconte les échanges entre les populations. Et en plus d’un millénaire d’existence, le français porte en lui l’histoire de peuples : ses conquêtes, ses défaites, ses métissages, ses chemins de commerce, ses évolutions culturelles, ses flux migratoires.

Aujourd’hui, presque 15% des mots français sont d’origine étrangère. Les plus fréquents sont les mots anglais, miroir de l’internationalisation de la langue anglaise et de l’américanisation du monde occidental : week-end, web, business, cool, leader, okay, … La deuxième influence est italienne depuis le rayonnement de la Renaissance italienne : a cappella, opéra, tempo, cantatrice, roccocco,. En troisième position, plus de 300 mots sont d’origine arabe et plusieurs dizaines proviennent des dialectes maghrébins, les darija (le ou la darija marocain, algérien, tunisien etc.).

Pas très étonnant compte tenu des conquêtes coloniales françaises du XIXe siècle et de l’immigration en provenance de l’Afrique du nord pendant la seconde moitié du XXe siècle. Et pourtant, plus étonnant, cette influence a commencé bien plus tôt, dès le Moyen-Âge. 

Une histoire ancienne

L’origine de la langue arabe, langue sémitique, remonte au IIe siècle dans la péninsule Arabique. Il faut attendre le VIIe siècle et l’apparition de l’Islam pour que l’arabe connaisse une importante croissance à la faveur des conquêtes des califats. C’est dans la vallée mésopotamienne que cette langue s’impose, puis, entre autres, de Damas jusqu’à Tanger. Enfin, avec la dynastie des Omeyyades, on la parle jusqu’en Europe, avec l’invasion de la totalité de la péninsule ibérique et une partie du sud de la France. L’Espagne restera en partie musulmane sous le nom Al-Andalus (qui a donné « Andalousie ») jusqu’à la fin du XVe siècle.

Enrichi des connaissances grecques et indiennes assimilées au fil de son expansion, l’empire arabo-musulman connaît une période florissante, notamment dans le domaine des sciences où les découvertes sont légion. Encore aujourd’hui, nombreux sont les mots qui ont été hérités des scientifiques arabes que l’on retrouve dans notre vocabulaire de tous les jours. 

Quelques exemples : 

  • ṣifr donnera « chiffre ». On qualifie communément de « chiffre arabe » la graphie occidentale de numérisation. Bien que d’origine indienne, elle se développe au contact des mathématiciens arabes qui inventeront le zéro (dérivé lui aussi de ṣifr) pour signifier le néant. 
  • āl-ǧabr, « algèbre », désigne la discipline mathématique. 
  • Les alchimistes et médecins utilisaient Kuḥūl pour désigner la poudre d’antimoine (élément chimique à usage médicinal). En assimilant son déterminant al, soit ǎl-kŭḥl, il devient « alcohol » sur le sol européen. Progressivement, il change de sens pour qualifier le résultat du procédé de fermentation et s’écrira « alcool »
  • « Élixir » (āl-ʾiksyr), « alambic » (al-anbīq), « talc » (ṭalq) voyage par la portée des alchimistes arabes.
  • Le zénith, le silence au-dessus de la tête ou samt ar-ra’s en arabe, et son contraire l’azimut sont transmis vers le XIVe siècle par les astrologues.
  • L’azur, en arabe al-lāzaward (nom de la substance minérale bleue) ou encore le carmin, en arabe quirmiziy (insectes qu’on écrasait pour donner la teinte rouge) sont les pigments, eux aussi, teintés des couleurs du monde musulman. 

La langue arabe conquiert aussi les territoires latins et les langues européennes par les voies maritimes. Leur vocabulaire emprunte alors les noms donnés aux denrées exotiques transportées par les bateaux de commerce. 

  • Zuccherosucre ») serait apparu en italien vers la fin du XIIe siècle, il est issu du terme arabe sukkar. En France, il deviendra tout simplement « sucre ». 
  • Le fruit abricot a fait du chemin : de l’arabe al-barquq, il passe à l’espagnol albaricoque (1330), au catalan albercoc (fin XIVe siècle) puis au provençal aubricot, ambricot, albricot (1525). 
  • De nos jours, au petit déjeuner, notre conversation est nourrie de vocabulaire emprunté aux Arabes, de l’orange (nārang(a)) au café (qahwa) qu’on sert d’ailleurs dans une tasse (ṭāsa, popularisé par l’importation des poteries). 
  • La jupe actuelle, descendante de la toge masculine, aussi appelée ǧubba, sera fabriquée en différents textiles comme la mousseline, terme qui fait référence à la ville de Mossoul en Irak ou en coton (al-kutun)

On peut aussi évoquer ces jeux qui nous viennent sûrement des soldats des califats orientaux. 

  • Les échecs, probablement d’origine asiatique, se sont beaucoup développés dans le monde arabe jusqu’à se rapprocher des règles contemporaines. Le nom du jeu vient de la locution arabo-persane shah mat, « le roi est mort ». Il apparait en ancien français au XIe siècle sous le mot  « eskec » . 
  • Le terme « hasard » est aussi originaire du jeu de dés az-zahr. Zahr désigne la fleur qu’on trouvait sur la face gagnante.

Le XIXe siècle à la décolonisation

Si l’influence de l’empire français du XIXe siècle vient parsemer les dialectes maghrébins de mots, la langue arabe saura, elle aussi, coloniser la langue de Molière en cohabitant avec les traditions et pratiques maghrébines. 

  • « Méchoui », « taboulé », « couscous », « mezzé », « merguez » entrent dans les habitudes alimentaires des pieds-noirs.
  • L’expression « kif-kif », construite sur le redoublement du terme kif qui signifie « comme » ou « pareil » en arabe fait son entrée dans la langue française dès la fin du XIXe siècle. On y ajoutera le mot bourricot, reprise d’une expression arabe « pareil à l’âne » qui signifie « la même chose ».
  • Dans l’argot, « clebs » et son dérivé « clébard » désignent notre meilleur ami, le chien. Chez les Arabes d’Algérie et du Maroc, il s’appelle kelb, klab au pluriel.
  • Un « chouia », mot qu’on emploie couramment pour dire poliment qu’on n’en veut pas trop, est attesté en français depuis 1866. Ce terme vient des dialectes maghrébins šuya pour dire « un peu » et de l’arabe littéraire chay-an.
  • « Maboul » (mahbul) détermine quelqu’un de fou. 
  • L’expression « faire fissa », de l’arabe fi’s-sâ’a qui signifie « sur l’heure, très vite ». Elle se compose de fi pour « dans » et de sâ’a pour « heure, moment », soit « dans l’heure ».
  • Les marchés couverts du Maghreb nommés « souk » de sūq (« marché » en arabe, venant sûrement de l’arménien shūkā) deviennent en français un endroit où règne le désordre
  • Le verbe familier « kiffer » ne vient pas de « kif-kif », mais du kayf, un mot d’arabe maghrébin qui signifie « amusement » et « plaisir ». En 1853, il est directement associé aux drogues en France sous l’influence du « keif » synonyme de « haschisch » au Maghreb. Popularisé en France, dès la moitié du XIXe siècle, les férues d’orientalisme, tels que Charles Baudelaire, Théophile Gautier ou encore Eugène Delacroix l’expérimentent dans le cadre du Club des Hashischins à Paris. Puis l’immigration d’origine maghrébine le corrigera en « kiff », plus proche du mot arabe kayf pour garder le sens du plaisir

Le jargon militaire emprunte à l’arabe de nombreux termes. D’abord, pour des raisons pratiques de communication dans les pays colonisés puis à l’intérieur même des armées où sont intégrés des soldats issus des pays maghrébins.

  • « Toubib », qui signifie un médecin, est originaire d’Algérie, où les militaires français à la recherche de soins étaient souvent orientés vers des tbib (ou ebîb). En arabe classique médecin se traduit tabīb. En darija algérien, on remarque que les voyelles courtes sont absorbées par les syllabes qui devancent la syllabe accentuée donc tbīb. Ce terme se répand dans les hôpitaux de guerre dès 1914. Il devient courant en France à partir des années 20.  
  • « Baroudeur » vient de barud, la poudre explosive. Les soldats de la Légion étrangère l’utilisaient en synonyme de bagarre. Il désignait les combats organisés afin de conserver son honneur : des barud d’honneur. Plus tard, il se contracte en baroudeur, et prend le sens de quelqu’un qui n’a pas peur du danger, un aventurier.
  • Le caïd en Afrique du Nord était un notable qui cumulait les fonctions judiciaires, administratives et financières. Les Français le reprennent pour signifier une brute qui impose son autorité, un chef de bande. 
  • Le mot « matraque », est un emprunt de l’arabe vernaculaire maṭraqa, ou de l’arabe littéraire miṭraqa (« trique, bâton dont se servent les Bédouins pour conduire leurs chameaux »), il fait son apparition à la fin du XIXe siècle. 
  • « Smala » provient du terme algérien zmâla, lui-même d’origine tamazight* qui désigne une réunion de tentes abritant des familles et les équipages d’un chef de tribu. En français, il va signifier la tribu au sens de famille. 
  • « Nouba » vient de « tour de garde ». Ce mot est utilisé pour désigner la musique jouée par les tirailleurs algériens, puis prend, par métonymie, le sens de « fête, concert » qui se répand durant la Première Guerre mondiale.

NDLR : Les Berbères se nomment eux-mêmes les Imazighen (Amazigh, « homme libre »). Tamazight désigne les langues berbères. 

Décolonisation et immigration 

De nouveaux apports à la langue française arrivent avec la décolonisation, le retour des pieds noirs, l’arrivée des harkis et surtout l’immigration en provenance d’Afrique du nord.

Les nouvelles générations de Français d’origine maghrébine contribuent fortement à cet enrichissement. Des mots préexistants dans l’argot militaire s’affirment.

  • L’un des premiers mots significatifs pour cette immigration est le mot « bled ». Signifiant au Maghreb : contrée, campagne, village, il devient synonyme de « retour au pays ». En argot français, le bled devient un petit village un peu paumé.
  • Le « seum » désigne le venin : sèmm. « Avoir le seum » devient une expression populaire pour « être énervé, être dégoûté ». 
  • « Faire sa/son miskin », s’inspire du terme miskin, « pauvre ». Il était arrivé jusqu’à nous de l’italien mechino vers le XVIIe siècle. Il a donné : être mesquin, faire preuve de mesquinerie. Puis il revient sous sa forme originelle de miskin dans l’argot contemporain. A l’heure actuelle, il est utilisé pour exprimer son mépris envers quelqu’un. 
  • La « hess » vient du mot arabe, hessd, qui veut dire « l’envie ». L’expression « c’est la hess » est souvent utilisée pour dire « la misère, la galère » (quand on ne peut subvenir à nos envies). 
  • « Flouze » provient du terme flūs qui désigne l’argent dans l’arabe d’Algérie.
  • « Niker » (nīk) est un verbe familier pour copuler.
  • « Cheh » veut dire « bien fait pour toi », il a remplacé le plus ancien « Na ». 
  • « Wesh » est un mot qui vient du darija algérien, wesh rak signifie « comment vas-tu ? ». Aujourd’hui, il est utilisé comme salutation, interpellation, indignation. 
(c) Ninon Wailly

Enfin, il faut citer les expressions de la religion musulmane que l’on emploie dans le langage courant.

  • « Inchallah » est devenu courant pour parler d’une éventualité peu probable. Si votre ami répond « Inchallah » à votre invitation, c’est qu’il est probable qu’il a un peu la flemme. 
  • Mais s’il s’exclame « al-hamdoulillah » après avoir mangé, c’est qu’il exprime de la gratitude et du plaisir pour ce bon repas. Il peut se traduire par « Grâce à Dieu »
  • « Mashallah », de mā šāʾAllāh (« Dieu l’a voulu »), est entrée dans notre vocabulaire pour exprimer un sentiment de respect ou de beauté envers une chose ou personne. 
  • L’interjection « Wallah » soit « par Dieu », « par Allah » s’utilise pour signifier « Sérieux ? » ou « tu jures ? ». 
  • « Sheitan », Al-Shaytān, soit « le diable » se dit familièrement de quelqu’un qui vous sort du droit chemin. 

Ces mots ont emprunté une multitude de routes, ils se sont transformés, actualisés. 

Comprendre l’histoire de nos mots nous permet de retracer l’histoire de territoires, de populations, de migrations et de bousculer les idées reçues sur les identités nationales.

NDLR : Ces mots sont eux-mêmes parfois issus du sanskrit, du tamazight, du persan… La langue arabe elle-même désigne d’abord l’arabe littéraire du Coran, puis de multiples idiomes propres aux différents pays. On peut trouver des variations de sens, prononciation et écriture. 

Peu d’étymologies anciennes sont certaines et les linguistes se disputent encore les théories sur l’origine de certains mots. Si vous approfondissez les recherches, vous pourrez trouver d’autres théories à propos de l’origine de quelques-uns des exemples les plus anciens. 

Sources :
Dictionnaire le littré
Dictionnaire le Larousse
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales & Académie Française https://www.cnrtl.fr/ & https://www.academie-francaise.fr/ & https://www.dictionnaire-academie.fr/

https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/
https://www.universalis.fr/
https://www.lefigaro.fr/langue-francaise
https://www.expressio.fr/expressions/

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